Alma - Chapitre 1

La Sorcière veillait et l’Ange dormait.

Depuis aussi loin que la mémoire du peuple d’Alma remontait, l’Ange avait dormi, et la Sorcière avait veillé sur lui. Nul ne savait plus d’où venait l’Ange, ni ce pour quoi il était là. Nul ne se souvenait depuis quand la Sorcière veillait sur son sommeil, ni contre quel danger elle le protégeait. Aucune légende ne parlait de leur passé, aucune prophétie n’éclairait l’avenir. Mais l’Ange dormait là, dans son coffre de verre, couché sur le côté comme un enfant, une main sous la joue, un adolescent blond et beau, vêtu d’un vêtement blanc qui laissait à nu son dos, et ses ailes. Et la Sorcière veillait interminablement, magicienne et guerrière, vêtue de noir.

La Sorcière regarda l’Ange. Son cercueil de verre occupait le centre de la pièce, sous un dôme de cristal qui laissait passer la lumière des lunes jumelles. Son lit à elle était poussé contre l’un des murs, un lit étroit garni simplement, avec au pied un coffre pour ses vêtements, et sur le même mur, une table de toilette et un siège percé en bois. Aucune intimité pour la Sorcière. Sur un autre mur se trouvait un râtelier garni d’armes en tout genre. Elle avait appris à se servir de ces armes dès qu’elle avait su marcher, et elle s’entraînait encore tous les jours. Au cas où il faudrait défendre l’Ange. Les autres murs étaient couverts d’étagères garnies de livres, de parchemins, de plumes, et puis une table avec un siège, une cheminée. Il y avait une porte sur le mur nord, et une porte-fenêtre avec un balcon sur le mur sud. La porte n’était pas fermée, elle l’ouvrait plusieurs fois par jour pour prendre les paniers contenant ses repas. Mais derrière, il y avait une autre porte, fermée celle-là. Mécaniquement et magiquement. Elle avait essayé de l’ouvrir des années auparavant, mais elle n’était arrivée à rien. Alors elle n’avait pas réessayé. Un sas magique pour l’empêcher de quitter son poste, son devoir, sa destinée. La Sorcière soupira. Demain elle quitterait cette pièce où elle avait passé les vingt-cinq dernières années. Détournant le regard de l’Ange, elle ouvrit la fenêtre et sortit sur le balcon. La ville étincelait au bas de la tour. Demain elle pourrait enfin gagner le monde. Même si ce monde lui faisait peur. Elle pourrait masquer le tatouage qui lui couvrait le ventre, couper ses cheveux, peut-être même fonder une famille, porter un enfant. Demain elle pourrait commencer à vivre. Elle pensa à la jeune fille qui la remplacerait à la garde de l’Ange. Elle savait ce que c’était de voir sa vie s’écouler dans l’isolement le plus complet, à regarder le monde bouger au loin, sans pouvoir y participer. Mais la vie des Sorcières était ainsi faite. A Alma, la Sorcière veillait sur l’Ange qui dormait.

A l’étage inférieur, juste en dessous de la Salle de l’Ange, la Future Sorcière se préparait. Demain elle deviendrait Sorcière à part entière. Demain le rituel transférerait tous les pouvoirs de l’actuelle Sorcière en elle. Elle avait un peu peur, mais surtout, elle regrettait d’avoir été choisie. Enlevée à sa mère dès sa naissance, elle n’avait jamais connu autre chose que cette pièce qu’on appelait l’Antichambre. Ici, elle avait grandi avec une nourrice qui s’appelait Lalla, et qui ne l’appelait jamais autrement que « Jeune Sorcière ». Dans les livres, les personnages avaient un nom, et elle avait demandé à Lalla pourquoi elle n’en avait pas. Lalla avait répondu que sa fonction était plus importante que sa personne, et avait changé de sujet. Alors elle avait décidé de se choisir un nom, un nom qui serait à elle, qui serait qui elle était et non pas ce qu’elle était. La Jeune Sorcière avait choisi de se prénommer Ilsa. C’était le nom d’une reine des temps anciens, qui avait combattu vaillamment, une reine dont les légendes parlaient encore. Cela lui donnait du courage de porter en secret le nom d’une reine. Parce qu’il lui en faudrait du courage. Pendant les vingt-cinq prochaines années, elle serait seule avec l’Ange, assurant sa garde jour et nuit, sans jamais quitter la pièce, sans aucune compagnie. Elle avait appris à rester seule des jours entiers, sans voir personne, mais c’était tellement dur. Elle ne connaissait personne à part Lalla, une enseignante et un maître d’armes qui lui avait enseigné l’art du combat. Elle était forte et vaillante, et elle comprenait son devoir et sa destinée. Mais comprendre et accepter sont deux choses différentes. Surtout à quinze ans. Et si Ilsa avait compris, elle aurait voulu avoir le choix d’accepter ou de refuser cette mission. Suffocant soudain, elle sortit sur le balcon prendre l’air, les joues baignées de larmes. La ville scintillait au pied de la tour, et elle ne pourrait la découvrir que dans vingt-cinq ans.

Elles restèrent toutes les deux sur leurs balcons jusqu’au lever du jour, chacune ignorant la présence de l’autre, mais unies par une destinée commune et immuable.

Le rituel commença quand le soleil fut à son zénith. Dans la salle de l’Ange, les quatre prêtresses avaient tracé sur le sol deux carrés formant un une étoile à huit pointes, l’un en bleu, l’autre en rouge. Les deux Sorcières avaient revêtu la même robe noire brodée d’or, et la même cape de fils d’argent. Les prêtresses amenèrent la Jeune Sorcière dans la Salle de l’Ange. La lumière du soleil se reflétait sur le coffre de verre et elle ne voyait qu’une forme là où dormait l’Ange. Les Sorcières se firent face dans le carré, la plus jeune blonde et pâle, la plus âgée aux cheveux de feu. Les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, elles prononcèrent l’une après l’autre les paroles du rituel. Les quatre prêtresses se placèrent aux quatre coins du carré rouge.

« Je suis la Sorcière, la Gardienne, la Vigie. Nuit et jour sans relâche je veille sur l’Ange, celui qui dort et ne peut pas se protéger. Le pouvoir de l’Eau m’a été donné, pour noyer ses ennemis. Le pouvoir de l’Air m’a été donné, pour asphyxier ses ennemis. Le pouvoir du Feu m’a été donné, pour brûler ses ennemis. Le pouvoir de la Terre m’a été donné, pour ensevelir ses ennemis. »

La Sorcière leva les mains. « Nuit et jour sans relâche j’ai veillé, pendant vingt-cinq ans j’ai veillé. Mon devoir est achevé, ma destinée est accomplie. »

Elle baissa les mains sur la tête de la Jeune Sorcière qui continua à réciter les paroles sacrées. « Ma destinée s’accomplit, mon devoir commence. Pendant vingt-cinq ans je vais veiller, nuit et jour sans relâche je vais veiller. »

Une larme glissa sur sa joue, alla se perdre au coin de ses lèvres.

« Je reçois les quatre pouvoirs pour protéger l’Ange. Le pouvoir de l’Eau, pour noyer ses ennemis. Le pouvoir de l’Air, pour asphyxier ses ennemis. Le pouvoir du Feu, pour brûler ses ennemis. Le pouvoir de la Terre, pour ensevelir ses ennemis. Nuit et jour sans relâche je vais veiller sur l’Ange, celui qui dort et ne peut pas se protéger. Je suis la Sorcière, la Gardienne, la Vigie. »

L’Ancienne Sorcière s’écarta, et la toute nouvelle Sorcière s’allongea au centre de l’octogone. Sa robe largement échancrée en losange laissant son ventre à nu du sternum au pubis. Une première prêtresse vêtue de vert s’avança.

« Je suis l’Eau, et l’Eau est moi. Toi qui n’a pas de Magie, reçois le pouvoir de l’Eau, puissante et bienfaisante, féroce et indomptable. Elle est de la Terre, elle est de l’Air. Elle est la vie, elle est la mort. »

Ce faisant, elle s’agenouilla et approcha de la Sorcière une longue aiguille qu’elle trempa dans une petite fiole. Et elle commença à dessiner de la pointe le symbole de l’eau sur la peau. Le sang se mêla à l’encre. Ilsa poussa un hurlement et se redressa brusquement. La brûlure était insupportable. Les trois autres prêtresses s’agenouillèrent à côté d’elle, lui prirent l’une les bras, les autres les jambes, pour la maintenir fermement.

L’Ancienne Sorcière réprima un cri et serra les lèvres. Elle se souvenait de la douleur insoutenable du tatouage, et de l’absence de quiconque pour venir étancher le sang et étaler le baume. Elle ferma les yeux pour ne pas voir le spectacle. Elle était peut-être faible, mais les cris de souffrance de la nouvelle Sorcière la rendaient malade.

Quand la prêtresse de l’Eau eut fini, elle se releva. Ilsa sanglotait. On lui avait dit que les vraies Sorcières ne disaient pas un mot, mais elle ne pouvait pas retenir ses plaintes. L’encre magique lui brûlait les entrailles. Lalla s’approcha et épongea le sang. Sans un mot, sans un regard pour l’enfant qu’elle avait élevée. La Sorcière doit être forte, aucune douceur ne rend forte. Puis la prêtresse vêtue de bleu s’approcha.

« Je suis l’Air et l’Air est moi. Toi qui n’a pas de magie, reçois le pouvoir de l’Air, doux et violent, calme et mobile. Il est de la Terre, il est du Feu. Il est la vie, il est la mort. »

Elle aussi s’approcha avec une longue aiguille. Mais sa main trembla quand elle en approcha la pointe près de la peau. Elle avala, prit une inspiration et commença son dessin, entrelacé avec celui de l’Eau. La Sorcière hurla de nouveau et son corps se tordit sous l’assaut de la douleur.

Ilsa aurait voulu s’évanouir, même si ça ne se faisait pas de la part d’une Sorcière. Elle aurait voulu pouvoir échapper à cette horrible torture.

La troisième vint et prononça ses paroles à son tour.

« Je suis le Feu et le Feu est moi. Toi qui n’a pas de magie, reçois le pouvoir du Feu, lumineux et chaud, fort et farouche. Il est de la Terre, il est de l’Air. Il est la vie, il est la mort. »

Et prenant sa longue aiguille, elle traça à son tour son dessin dans le sang des deux autres.

La plainte de la Sorcière ne s’était pas tue, ses cris s’étaient mués en gémissements rauques qui résonnaient dans la pièce, et qui contrastaient étrangement avec la lumière éclatante du milieu du jour.

Les joues de l’Ancienne Sorcière ruisselaient. Elle n’avait pu retenir ses larmes et mordait ses lèvres pour ne pas gémir avec sa jeune héritière. Elle se rappelait sa propre initiation, et le regard dur de l’Ancienne quand elle avait crié. Elle ne pensait pas qu’aucune initiée ait jamais pu se retenir. Mais elle souffrait de voir cette jeune fille souffrir. Elle posa la main sur son ventre et le sentit frémir. La chair se souvenait de la torture.

La quatrième vint enfin. Avec infiniment de douceur, elle dit les paroles de pouvoir.

« Je suis la Terre et la Terre est moi. Toi qui n’a pas de magie, reçois le pouvoir de la Terre, profonde et généreuse, destructrice et nourricière. Elle est de l’Eau, elle est du Feu. Elle est la vie, elle est la mort. »

Elle posa sa main à plat sur le sang et les dessins de ses consœurs. La Sorcière sentit sa chair s’engourdir et la douleur diminuer. Elle poussa un soupir et se détendit un peu. Et quand la prêtresse approcha son aiguille pour terminer le tatouage, elle ne sentit qu’un picotement.

Une fois le dessin terminé, les quatre femmes se postèrent aux quatre coins du carré bleu et finirent le rituel.

« Elle est la Sorcière, la Gardienne, la Vigie. Nuit et jour sans relâche elle va veiller sur l’Ange, celui qui dort et ne peut pas se protéger. Le pouvoir de l’Eau lui a été donné, pour noyer ses ennemis. Le pouvoir de l’Air lui a été donné, pour asphyxier ses ennemis. Le pouvoir du Feu lui a été donné, pour brûler ses ennemis. Le pouvoir de la Terre lui a été donné, pour ensevelir ses ennemis. Nuit et jour sans relâche elle veille sur l’Ange, celui qui dort et ne peut pas se protéger. Elle est la Sorcière, la Gardienne, la Vigie. »

Laissant là la Sorcière, les prêtresses sortirent, suivies de l’Ancienne Sorcière et de la nourrice. La porte se referma sur elles et coupa Ilsa du monde pour vingt-cinq années.

Elle resta là sans bouger, les mains de chaque côté de la tête, les jambes légèrement écartées, comme elle était quand les prêtresses la maintenaient. Les larmes coulaient toujours, se perdant dans ses cheveux rendus humides par la sueur et les sanglots. Son enseignante lui avait bien parlé du rituel, la préparant, lui faisant répéter les paroles de pouvoir. Mais comment imaginer la souffrance effroyable ? Heureusement, celle habillée de jaune avait calmé une grande part de la douleur, et ne subsistait qu’une impression d’engourdissement, de lourdeur. Elle n’osait pas bouger, de peur que le supplice ne recommence. Elle n’osait même pas relever la tête pour voir le dessin tracé dans sa chair.

*****

Dans l’escalier, Feu prit violemment le bras de Terre.

« Qu’as-tu fait ? »

« Ce qui était en mon pouvoir. »

« Tu sais bien que c’est interdit. Tu ne dois pas interférer avec le rituel ! »

« Je n’ai rien fait qui ne soit pas prescrit. Nulle part il n’est dit que les souffrances ne doivent pas être soulagées. C’était en mon pouvoir, je l’ai fait. »

L’Ancienne Sorcière entendit leurs paroles.

« Terre n’a peut-être pas suivi le rituel à la lettre, mais elle a fait ce qui était juste. Vous ne connaissez pas la douleur de l’encre magique. »

« Nous savons, » répliqua Feu. « Nous aussi nous avons un tatouage. » Elle dévoila son épaule qui portait une grande marque rouge.

« Mais vous ne savez pas la douleur de quatre encres, de quatre tatouages, et l’épaule n’est pas aussi sensible que le ventre. » La voix de l’Ancienne se fit dure. « Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas. »

Elle fit un signe de la tête en direction de Terre et tourna les talons.

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